Art africain, rencontre barbare avec l’Occident

Art africain, rencontre barbare avec l’Occident

« La violence coloniale n’épargna ni les êtres humains ni les biens. Son but ultime était la dé-symbolisation de la vie des Africains. » Achille Mbembe

Ce n’est qu’à partir de l’élaboration du pillage des ressources africaines et de la mise en œuvre de l’exploitation massive de la population noire, fondée sur un intellect sanguinaire, que l’idéologie des races et des êtres inférieurs va être créée et intégrée dans les esprits des occidentaux. Ceci afin de légitimer la cruauté sans limites du système esclavagiste. Ne dit-on pas qu’il est nécessaire d’avoir l’opinion publique avec soi pour faire accepter une guerre ?

Lors de la colonisation, l’appropriation fut d’une telle violence qu’elle étouffa toute réflexion de la part du colonisateur. Le colonisé n’était pas considéré comme un homme. En ce sens, il n’était pas en mesure de produire des chefs-d’œuvre s’élevant au-dessus de la forme et de l’émotion. Il était perçu comme dépourvu d’une quelconque once d’intelligence et de récits le plaçant comme acteur du monde. Ainsi, l’art ne pouvait être africain !

Lire l’article : Connaissez-vous réellement l’art et le masque africain ?

Collision

« C’était dégoûtant… Je voulais m’en aller, mais je ne suis pas parti. Je suis resté», tels ont été les mots de l’illustre peintre espagnol Pablo Picasso en 1907, lors de sa visite au Musée de l’Homme. Sa réaction témoignait d’un mélange d’émotions contradictoires : attractivité, dégoût, saisissement, la même qu’eurent les Européens lors des premières rencontres avec l’Art africain. Quelques années plus tard, nombreux furent les artistes occidentaux, comme Matisse, à exploiter ce qu’ils nommaient « l’art nègre » comme une source d’inspiration pour repenser la forme et les concepts dans leur création. Le mouvement dadaïste y puisa pleinement (sculptures, artisanat, textes), avec des artistes tels que : Picabia, Man Ray ou encore Tristan Zara (poèmes phonétiques) et bien d’autres comme les surréalistes.

Friedrich Ratzel, l’un des pères fondateurs de l’ethnologie germanique, écrivit dans le premier volume de Volkerkunde* publié en 1885 : “quant à la représentation de la laideur, aucun peuple ne saurait surpasser ces Noirs d’Afrique occidentale. […] Leurs sculptures sont, pour la plupart, d’un naturalisme brutal ou poussées à l’extrême de la laideur. À cela, il faut ajouter la maladresse avec laquelle sont travaillées, en particulier, les idoles.”

Coalition occidentale

Le mépris et l’ignorance vis-à-vis de l’Art africain, des populations et de leurs cultures, doivent être examinés par un regard sur l’Histoire. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la politique et la science se sont unies autour du colonialisme et de la théorie de l’évolutionnisme. « Les objets africains avaient alors pour mission en Europe de légitimer, à titre de matériau ethnographique, les visions comparatives de prétendues phases antérieures de l’évolution de l’humanité : le monde occidental passant pour la forme la plus développée de l’évolution humaine, tandis que l’Afrique et l’Océanie témoignaient de phases de l’histoire de l’Humanité que l’Europe avait déjà laissée derrière elle. »

L’esclavage et la colonisation de l’Afrique c’est-à-dire une guerre mondiale (plusieurs pays occidentaux s’unirent pour attaquer un continent), ainsi que les crimes qui y ont été perpétrés, se sont justifiés par une prétendue infériorité de l’Homme noir. Il était considéré comme étant incapable de prétendre à la civilisation sans l’urgence de la main paternaliste et « directrice des puissances coloniales européennes pour se développer. »

« Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Jules Ferry, Discours prononcé à la Chambre des députés : le 28 juillet 1885 « Les fondements de la politique coloniale »

Le regard sur l’œuvre

« La limitation presque exclusive à l’analyse des formes, conjuguée à l’éclipse quasi totale des circonstances de la genèse et de l’usage des objets, finit par produire une vision occidentale de l’Art africain qui est empreint, aujourd’hui encore, de préjugés et de déformations, d’ambiguïtés et d’erreurs d’appréciation et qui en fin de compte n’a pas grand-chose à voir avec les réalités de la vie en Afrique. » Dès lors, la perception de l’Art africain, qui nous vient de l’Histoire et auquel nous nous référons, renvoie à une appropriation occidentale des œuvres. Leurs significations s’en sont vues totalement modifiées. Elles ne sont devenues objets d’art que par la simple analyse esthétique et formelle des artistes et collectionneurs de l’ère moderne.

En effet, les objets de l’Art africain n’ont pas été conçus en premier lieu pour que nous les contemplions. Ils avaient plutôt une fonction utilitaire ici-bas. Ils peuvent, selon les croyances, connecter la vie terrestre et le monde de l’au-delà. “Si les amateurs occidentaux étaient fascinés, tout particulièrement par la forme des objets africains, ces derniers avaient tous, sans exception, une fonction pragmatique dans leurs sociétés autochtones, c’est-à-dire qu’ils étaient utilisés en de nombreuses occasions culturelles, politiques, sociales ou quotidiennes […] le masque comme le tabouret.” Les productions vides de sens, mêlées à l’esthétisme pur, ont une place secondaire dans l’Afrique coutumière. L’objet inutile n’a pas lieu d’exister.

De l’ignorance au musée

On entend encore résonner en plus, dans des conceptions de cet ordre, l’écho d’une propagande coloniale qui postulait que l’Afrique était un continent statique et hors du temps […]. Et comme on ne voulait pas accorder à l’Afrique ni à ses habitants le droit à leur propre histoire, on déniait aussi toute évolution aux traditions plastiques et sculpturales de ce continent.

Afin de plaire au regard occidental, les objets ont été dévitalisés pendant des décennies. Les parties végétales ou textiles étaient extraites de « l’âme de bois ». Les scénographies mises en place dans les galeries et les musées occidentaux sont à l’opposé des autels et sanctuaires en Afrique. Le but n’était pas la monstration d’un simple et unique objet, mais la concentration d’un grand nombre d’objets pourvu de pouvoirs magiques. En ce qui concerne les noms des artistes qui ne sont pas affichés lors des expositions, il s’agit, selon Roslyn Adele Walker, de raisons racistes et culturelles amenant au fait que personne ne s’est jamais soucié de savoir qui avait conçu les œuvres.

Dans sa globalité, l’Art africain se retrouve encore au sein d’une incohérence sur sa place dans le marché de l’art à cause d’un passé lié à l’esclavage, au colonialisme et d’un présent postcolonial. Ces crimes produisent toujours leurs effets sur les pays ayant été frappés. Les conséquences sont remarquables notamment en termes de développement.

« Les objets africains entassés dans des caves ou exhibés en Occident ne proviennent pas tous de vols ou de pillages. Certains furent achetés. Mais, la plupart ont bel et bien été arrachés à leurs propriétaires lors de multiples déprédations, spoliations et razzias. » Achille Mbembe

Génocide culturel

Les cas de vols révèlent à quel point les entreprises de conquête eurent un impact durable et néfaste sur la culture, les traditions et l’évolution des peuples pillés. Lorsqu’on pense génocide, on pense élimination physique, mais l’on peut aussi y voir la destruction sur le plan culturel.

De nombreux trésors emportés par les Britanniques lors de l’expédition punitive de Magdala, il y a 150 ans, pourraient être restitués à l’Éthiopie, mais sous conditions. Depuis 2007, l’Éthiopie ne cesse de réclamer officiellement la restitution de ses trésors qui lui ont été ravis lors de l’expédition britannique de 1868, dans la localité de Magdala, où s’était réfugié l’Empereur éthiopien Theodoros II. Parmi les objets réclamés se trouvent une couronne royale en or, quelque 300 manuscrits précieux, dont plusieurs des Écritures chrétiennes, ainsi que des objets de cultes considérés comme sacrés. Des objets situés à l’heure actuelle au Victoria and Albert Museum.

Au 19e siècle, ces opérations de « récolte macabre » servirent en partie de terreau pour des démonstrations pseudo-scientifiques dont l’unique objectif était la « classification raciale du genre humain », découlant inévitablement sur les systèmes occidentaux du savoir et de la connaissance. Parler de restitution, c’est raviver cette phase sombre de l’Histoire. S’interroger aujourd’hui sur la restitution amène à lier, de manière indissociable, les notions de justice et de réparation selon Achille Mbembe. Il affirme également que « posséder de facto ce qui appartient à quelqu’un d’autre ne fait pas le droit. Il y a une différence entre ce qui est mien et ce qui est tien. L’écoulement du temps n’y change rien ».

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Sources

Art africain, Stefan EISENHOFER, éditions Taschen

*Responsable des arts d’Afrique, des Amériques et du Pacifique et conservatrice de l’art africain au Dallas Museum of Art.

*Volkerkunde = Ethnologie

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